COMMENT LA SUISSE S'APPROPRIE L'OR NOIR AFRICAIN

03 septembre 2014

Le rapport d'une ONG démonte les ficelles de la vente de leur ressource principale par les pays d'Afrique subsaharienne, histoire de rendre les gouvernements comptables de leurs actes. Dans des États où la richesse ne provient que du pétrole ou presque, l’or noir est un bien public qui devrait être géré dans la plus grande des transparences, respectant les citoyens et garantissant un bon usage du budget national. On sait que la bonne gouvernance n’est pas l’apanage de nombre de ces pays, mais il faut plaider inlassablement pour que les moeurs changent. Les voeux pieux méritent tout de même d’être exprimés, non ? Alors le travail de Swissaid, une ONG de Lausanne luttant pour le développement des populations les plus pauvres, mérite d’être relaté . Son rapport, publié récemment, est titré « Les entreprises de trading suisses, le pétrole africain et les risques d’opacité ». Les experts ont dû s’accrocher pour dénicher les données sur les ventes de pétrole, dans ce monde où règnent le secret et le silence. Ils ont donc sélectionné 1500 transactions de vente de brut entre 2011 et 2013, pour une facture s’élevant à 255 milliards de dollars, l’équivalent de 56 % du revenu global des pays exportateurs de l’Afrique subsaharienne. Dans un pays comme la République démocratique du Congo, les ventes de pétrole ont constitué 68 % de la richesse nationale. C’est dire que la surveillance des exportations et l’ingénierie financière qui les accompagne, dans ces contrées dont l’économie repose totalement sur le pétrole, s’avèrent cruciales. Pourquoi des Suisses s’intéressent-ils aux coulisses de l’exportation pétrolière ? C’est que les plus grands marchands, les traders de matières premières, sont le plus souvent des sociétés helvètes. Elles sont une poignée, des géants pour la plupart, installées sur les rives du lac Léman ou dans les cantons plus opaques de la Suisse, comme Zoug. Toutes ces boîtes — Glencore, Vitol, Trafigura, Arcadia pour les principales — ont créé des liens particuliers avec les autocrates en place, montant à l’occasion des joint-ventures avec leurs proches ou des membres de leur famille. Derrière cette quasicorruption (la corruption supposée est difficile à prouver…) se cache l’enjeu des marchés: qui paie le plus aura la faculté de signer en exclusivité avec l’État afin de vendre sur les marchés la matière première sacrée, et engrangera des milliards de chiffre d’affaires… Mais foin des règles classiques s’appliquant à l’utilisation des fonds publics et des appels d’offres. La richesse nationale se voit livrée à quelques traders , en toute opacité, permettant à ces derniers de s’octroyer des rentrées financières énormissimes — Glencore, qui en 2013 a vendu à elle seule l’intégralité du pétrole tchadien, affiche un chiffre d’affaires dépassant la centaine de milliards de dollars, même s’il correspond à un périmètre plus large que le seul trading pétrolier. Ces intermédiaires obligés font leur beurre grâce au quart des ressources pétrolières des principaux exportateurs africains, qu’ils se sont carrément approprié : en particulier au Tchad, au Cameroun, au Nigeria, au Soudan du Sud, au Ghana, au Gabon, en Guinée équatoriale. APRÈS LA FRANÇAFRIQUE, LA SUISSAFRIQUE « Mais les deals avec des traders suisses ne sont pas immunisés contre la corruption et la mauvaise gouvernance », signale le rapport à juste titre. La société Gunvor fait l’objet d’investigations pour blanchiment d’argent sur des transactions pétrolières en relation avec la République démocratique du Congo. Trafigura subit des accusations de corruption, et a été rattrapée par les affaires de déchets toxiques en Côte d’Ivoire. Plusieurs boîtes apparaissent également dans Pétrole contre nourriture, le dossier des sanctions contre l’Irak, qui fit l’objet de procédures judiciaires après la découverte de commissions illégales. Et ce ne sont que des exemples. Mais en sus du problème posé par ces relations exclusives avec un tout petit nombre de protagonistes, les transactions elles-mêmes se déroulent dans le plus grand secret. La plupart des compagnies pétrolières nationales ne publient aucune donnée, aucun chiffre, aucun prix, aucun élément sur les négociations, les éventuels contreparties, arrangements de toutes sortes… Les intermédiaires choisis dans le processus de vente de la richesse nationale comme les termes des contrats ne sont nullement révélés, encore moins publiés. Dans ce trou noir, seul le Ghana fait exception : certaines informations sont publiées, notamment par la banque centrale. Le rapport de Swissaid publie des recommandations de bonne gouvernance, mais pas seulement à destinations des Africains. Les Suisses sont également concernés par ce besoin de transparence. Et ça fait du bien de le dire. Laurent Léger

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